Une amie mère de famille
m’a parlé il y a quelques semaines d’une histoire qui est arrivée ce début 2008
à elle et à son fils en seconde – appelons-le Lucas. Je lui ai immédiatement
demandé si elle et son fils accepteraient que j’en parle. Elle a intitulé son
récit « De l’insolence aux
bavardages ».
« En décembre,
Lucas me donne son carnet de correspondance. Il y a un message à signer de son
professeur principal : « Lucas devient insolent ». Je signe et
j’en discute avec lui.
15 jours plus
tard, je reçois une convocation. La
prof de langues qui est aussi professeur principal, demande à rencontrer les
parents.
Samedi matin
12h30, je suis à l’accueil du lycée. Lucas vient me rejoindre. Une femme nous
accueille et nous installe dans la salle des professeurs. Elle attaque :
« Plusieurs
de mes collègues et moi-même, nous avons constaté que Lucas devenait insolent. »
Moi :
« Quels collègues ? quels professeurs ? Pourquoi n’ai-je reçu aucun mot des autres professeurs ? Vous êtes la
seule à nous avoir convoqués. Quels sont les autres professeurs ? »
Lucas :
« Il n’ y a un problème qu’avec vous, je n’ai pas de problème avec les
autres profs. »
Moi :
« Que se passe-t-il avec Lucas ? il a une moyenne de 13/20 et il aime bien
les langues. Est-ce qu’il a un comportement inadapté en classe ? »
La prof :
« Non, non mais depuis quelques temps, Lucas ne participe plus du tout
à l’oral. Ses notes à l’écrit sont bonnes. »
Lucas : -
« Lorsqu’on intervient à l’oral, vous vous moquez de notre langue,
alors j’ai décidé de ne plus rien dire. »
La prof :
« Lucas, si on ne peut plus avoir d’humour... »
Lucas: « Ça
ne fait rire que vous, vous vexez les élèves. Vous vous moquez de nous. »
Lucas, rougit, et l’émotion monte. « C’est injuste et ça ne passe pas.
Et on ne peut rien dire parce qu’on est élève. Ma sœur est aussi
une de vos élèves et elle dit la même chose. »
La prof :
« Quand est ce que j’ai vexé ? »
Lucas :
« Presque tout le temps. Quand vous avez interrogé M... . Et moi, je
n’arrivais pas à trouver les temps du prétérit lorsque j’ai parlé de mes
vacances. »
La prof :
« S’il faut faire attention à tout... tu ne comprends pas mon humour,
Lucas. Si maintenant je ne peux plus avoir d’humour ! C’était pour rire. »
Lucas :
« Alors, on est toute une classe à ne pas comprendre votre humour. »
Moi :
« Lucas, tu n’es pas obligé d’apprécier l’humour de ton professeur. Si tu
fais des langues, c’est pour toi. »
Je me retourne
vers la professeur(e) très mal à l’aise.
- « Vous
me convoquez pour me dire que Lucas a de bonnes notes à l’écrit et qu’il ne
participe plus à l’oral. Vous connaissez maintenant les raisons de sa non
participation. Vous écrivez qu’il est insolent. En quoi, est-il insolent ?
A-t-il tenu des propos irrespectueux à votre égard ? Lesquels ? »
La prof :
(Silence) « ... Non, non, je regrette juste que Lucas ne participe
plus. Il préfère bavarder avec son camarade ... qui a des difficultés. Tu ne
l’aides pas en bavardant avec lui. »
Lucas: « Tout
le monde bavarde pendant vos cours. Je ne suis pas le seul. »
Moi :
« Donc, il n’est pas insolent ? Il y a une différence entre insolence et
bavardage. On fait comment maintenant ? »
Je me retourne
mon fils: « Lucas, tu arrêtes les bavardages et tu continues à améliorer
ton niveau et je te propose de noter
toutes les remarques désobligeantes de ton professeur. J’en ferai bon usage.
S’il y a un problème, je viendra autant de fois qu’il faut pour faire le point
avec vous, madame. »
La professeure
est restée silencieuse, mal à l’aise. Elle s’est levée, nous a salué et elle
est partie.
Depuis lors,
je n’ai pas reçu de convocation, ni de messager sur le carnet de
correspondance. »
Rien d’extraordinaire à première vue : un élève de seconde
de milieu aisé, dans un établissement « sans histoires », n’apprécie pas
l’attitude de son « prof », celle-ci provoque un entretien pour se plaindre à
ses parents, qui y répondent, justement ils suivent de près la scolarité de
leurs enfants. L’entretien se passe sans incident, l’enseignante s’adoucit.
Aucune suite, affaire classée.
Pas de quoi agiter les conversations de couloir ou de
sortie de lycée.
Je trouve pourtant l’épisode remarquable au sens propre.
Mais pourquoi s’attaquer à Lucas ?
Cette enseignante a manifestement l’habitude de dévaloriser
ses élèves. Sans doute expliquerait-elle que c’est pour les « stimuler », leur
« éviter de tomber dans la facilité », les former à la rigueur. Ses élèves en
retirent le sentiment d’être systématiquement « cassés » et découragés. Plutôt
que se rebeller, ce qui ne servirait à rien, la plupart supportent en se
désinvestissant du cours et de la matière, en jouant les indifférents.
L’enseignante peut alors incriminer le faible niveau des élèves et leur refus
de faire des efforts, ce qui confirme ses préjugés.
C’est un jeu malsain. La quasi totalité des élèves, comme
la sœur de Lucas, préfèrent ne rien dire. Ils sont d’ailleurs persuadés ne rien
pouvoir y changer. La seconde générale, les élèves rebelles n’y accèdent pas.
C’est là que Lucas devient gênant. Il a de bonnes notes à
l’écrit mais s’abstient de participer à l’oral. Et, sans qu’il ne dise rien,
son hostilité sourde doit se sentir. Son exemple peut même dissuader les autres
« bons élèves » de jouer le jeu. Bref, il risque de lui casser la baraque.
L’inquiétude des parents, arme fatale.
La professeur(e) a dans sa poche un atout contre Lucas :
nous sommes en seconde, une année clé pour l’orientation et elle n’est pas
seulement « prof de langues » mais « prof principale ». Ses appréciations dans
le bulletin, son intervention au conseil de classe compteront. Les parents de
Lucas sont certainement soucieux de son orientation, ils seront à l’écoute… et
sauront le convaincre de revenir une attitude plus agréable, c’est-à-dire plus
conforme, plus soumise. Et en tout cas éviter tout différend avec la prof, de
peur que leur fils le paye le reste de l’année.
Bavardage, dissipation, manque d’attention ? Ce ne serait
pas assez. Accuser d’insolence, et vis-à-vis de plusieurs enseignants, c’est
frapper beaucoup fort. Lucas et ses parents seront beaucoup plus inquiets, cela
fera plus d’effet.
Déminage inattendu
Mais au moment de l’entretien… patatras ! Rien ne se passe
comme prévu.
A la bombe « insolence envers les profs », la mère de famille,
appelons-la Nadia, au lieu de s’affoler ou de s’énerver répond calmement «
faits » et démonte pièce à pièce l’argumentation de son interlocutrice en
faisant appel à son fils pour des précisions toujours sur des faits, et sur les
ressentis associés.
Sans attaquer son interlocutrice, Nadia l’oblige à ramener
le problème à son niveau objectif : les bavardages.
Enfin, le coup de grâce : Nadia donne ouvertement à
son fils une arme redoutable, une épée de Damoclès sur la tête de l’enseignante
: noter les remarques désobligeantes de la prof pour les lui transmettre à
elle, sa mère, pour qu’elle s’en serve si nécessaire. Le même type de conseil
qu’on donne aux salariés subissant du harcèlement moral en entreprise.
La prof n’a pas atteint ses objectifs de départ
mais la situation est assainie, sans qu’elle ne puisse faire aucun reproche à
Lucas ni à sa mère. Un succès remarquable dans ce contexte.
Le secret de Nadia : savoir-faire et savoir-être
professionnels
L’enseignante avait confusément perçu que le comportement
de Lucas était inhabituel. Elle sait certainement que « les chiens ne font pas
des chats », elle aurait pu se méfier…
En effet, Nadia est une professionnelle de la relation
d’aide. Son travail quotidien est d’aider ses clients à prendre conscience des
manières dont ils se piègent et piègent les autres dans leurs relations, y
compris leur thérapeute. Et de les encourager à évoluer. Pour cela, elle veille
à mettre autant que possible son interlocuteur face à la réalité, c’est-à-dire
face aux faits mais aussi à la manière dont chacun les vit – ses émotions, etc.
Son fils Lucas a l’habitude de prendre conscience de ce
qu’il ressent. Il peut choisir de l’exprimer, y compris face à une autorité,
sans être submergé par ses émotions.
Nadia a immédiatement repéré la manière dont
l’enseignante cherchait à les manipuler Lucas et elle, elle a appliqué son
savoir-faire et son savoir-être professionnels pour désamorcer ce jeu.
Et nous dans tout ça ?
Je crois que cette histoire nous concerne tous parents
d’élèves, enseignants, et citoyens, autour de questions comme celles-ci :
- Que penser d’un « service public de l’éducation » où tout
se passe comme si des attitudes dévalorisantes et manipulatrices de la part
d’enseignants étaient « normales » ?
On peut trouver des « profs » qui abusent sous une forme ou
sous une autre de leur position d’autorité, dévalorisent plus ou moins
inconsciemment leurs élèves, etc. C’est a priori inévitable. Ce qui serait à
éviter en revanche, ce serait la passivité, la complaisance et l’aveuglement
systématique qui peut leur permettre de continuer, le cas échéant avec la
meilleure conscience du monde, toute une carrière. Cette complaisance nourrit
une culture de passivité impuissante chez les élèves. Est-ce le type de
culture, de société que nous voulons ?
- Aux parents et aux élèves de gérer les enseignants ? Aux
enseignants de gérer les élèves et leurs parents ?
Les deux mon général ? Certes mais on ne va pas demander
aux parents les compétences relationnelles de Nadia : le bon sens voudrait, je
crois, que ce soit davantage aux enseignants de « gérer » les élèves et leurs
parents que l’inverse. Tout simplement par ce que les enseignants sont des
professionnels, formés pour cela. Enfin… paraît-il. Si l’on calculait dans les
études pour devenir enseignant le pourcentage du temps consacré à leur matière,
celui consacré à la pédagogie, et celui consacré à la régulation de la classe,
aux rapports avec les parents, etc. je crois qu’on mesurerait les priorités de formation professionnelle des enseignants aujourd'hui encore, en 2008.
- Pouvons-nous, chacun là où nous sommes, avoir une action
positive ?
Rien qu’observer, écouter, noter et faire savoir – il y a
tant de possibilités pour cela aujourd’hui - aiderait à avancer. Ce serait le
premier moyen de sortir de la passivité. Les « Lucas » les « Nadias » qui ont
su prendre la parole et agir par leur parole en mettant quelqu’un devant ses
responsabilités me donnent espoir qu’il ne s’agit pas d’une utopie. En
témoignant publiquement, ils rendent cette démarche politique. Qu’ils en soient
remerciés.