En 1964, la France est le premier pays occidental à
reconnaître la Chine populaire. Les Chinois se rappellent alors qu’un de leurs
prisonniers depuis 1957, un certain Bao Ruo-wang, était de mère chinoise mais
aussi de père français. La Chine marque sa gratitude envers de Gaulle, en
libérant cet homme de 38 ans que les Français appelaient Jean Pasqualini.
Celui-ci deviendra professeur de chinois à Langues O. Dans prisonnier de Mao,
paru en traduction française en 1975*, il racontera ses sept ans dans l’hallucinant
univers répressif et concentrationnaire chinois. Trente ans après avoir lu ce
témoignage, je me souvenais très clairement de ce court récit :
« Durant mes années de prison, j’ai connu un homme qui avait en fait été arrêté par erreur –
il portait le même nom que la personne recherchée.
Au bout de quelques mois, il avait avoué tous les
crimes de l’autre.
Quand on découvrit la méprise, les autorités de la
prison eurent toutes les peines du monde à le persuader de rentrer chez lui. Il se
sentait trop coupable pour cela. »
Quand on découvrit la méprise, les autorités de la prison
eurent toutes les peines du monde à le persuader de rentrer chez lui. »
Jean Pasqualini,
prisonnier de Mao, t1 p.58
* la version
originale » en anglais date de 1973
Par celle brève histoire entre parenthèses, l’auteur
illustrait le propos suivant : « Au fil des ans, la police de Mao a
perfectionné ses méthodes d’interrogatoire et a atteint un tel raffinement que je défierais qui que ce soit, Chinois ou
non, de lui résister. Le fondement de leur réussite réside dans le désespoir,
dans la perception qu’a le prisonnier du fait qu’il est totalement, pour
toujours et sans espoir, à la merci de ses geôliers. Il ne dispose d’aucune
défense, puisque son arrestation est la preuve absolue et indiscutable de sa
culpabilité. »
Nous, occidentaux contemporains, considérons habituellement
notre « moi », notre sentiment d’identité personnelle, nourri de
souvenirs, d’idées sur nous-mêmes comme sans doute la partie la plus précieuse
de nous-mêmes. Comme un horizon indépassable.
Et voilà que cette histoire nous montre une personne y
renoncer sous pression psychologique, jusqu’à endosser sincèrement l’identité
la plus méprisable de toutes dans la société où il se trouve, sans
arrière-pensée…
Témoignage de la fragilité psychologique de tout humain, et
pas seulement des personnes dites vulnérables exposées aux manipulations
sectaires.
Témoignage aussi, sans doute, que la sacralisation du moi
individuel est une sorte de « luxe » diffusé récemment dans
quelques civilisations. Luxe que nous sommes nombreux à payer cher je crois, en interrogations sur « qui je suis vraiment ? » …
et à défendre bec et ongles l’idée que nous tenons à nous en faire.
Je crois que le mélange de fascination et d’incompréhension
que le bouddhisme rencontre auprès des Occidentaux contemporains, vient
largement du fait qu’il propose le scandaleux, l’inconcevable : des voies
pour dépasser cette crispation fondamentale sur le « moi », non pour
renoncer à la vie mais pour l’accomplir. « Le sens de la vie, c'est
d'accomplir ce pour quoi on est né : trouver vie en guérissant du moi. »
écrivait Charlotte Joko Beck, maître zen américaine, dans « Vivre
zen » (p .363).
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