René Girard est un Français parti enseigner le
français aux Etats-Unis après 1945. L’étude de grands écrivains lui inspire sa
théorie du désir mimétique (Mensonge romantique et vérité
romanesque, 1961). Celle-ci le mène ensuite à une vision
sacrificielle des religions anciennes (La violence et le sacré, 1972),
mécanisme victimaire démasqué dans le judaïsme et le christianisme (Des
choses cachées depuis la fondation du monde 1978), marquant
irréversiblement la modernité (Le bouc émissaire, 1982)
René Girard nous offre deux
clés « scandaleuses » pour comprendre notre histoire et notre identité : le
désir mimétique et la violence fondatrice de la culture.
I – Le désir mimétique et son emballement moderne.
A la rencontre du sentiment et de la pensée, de l’intime et
de la relation aux autres, le désir nous révèle et nous engage. René Girard ose
nous affirmer que tout désir est mimétique, c’est-à-dire imité d’un modèle. Le
désir est donc triangulaire : nous regardons l’objet de notre désir mais aussi
un modèle (ou médiateur) qui nous le « désigne » cet objet à nos yeux –
richesse, objet amoureux, ambition…
Dans les sociétés traditionnelles (antiques et médiévales),
seule l’imitation est légitime, toute « novation » est suspecte. Le
christianisme, c’est « l’imitation de Jésus-Christ ». Ainsi, Don Quichotte «
vénère ouvertement son modèle (Amadis des Gaules) et s’en réclame le disciple
». L’imitation est ouverte, revendiquée.
Tout change avec la modernité et l’avènement de
l’individualisme, la valorisation de la nouveauté, de l’ « originalité », le
culte du « génie » : l’imitation devient généralement inavouable. Le romantique
s'imagine qu’il vit une passion unique, détachée de toute influence, de toute
détermination, de préférence contre la société, voire contre le monde entier. Il ne
voit pas, ou plutôt il ne veut pas voir qu’il ne fait en cela qu’imiter tel ou
tel modèle… comme les autres. C’est ce que dévoilent à qui prend la peine de
les lire les grands romanciers : Stendhal, Flaubert, Proust, Dostoïevski… D’où
le titre « Mensonge romantique et vérité romanesque ».
Cette course effrénée à l’imitation des uns par les autres
dans les sociétés démocratiques, où la compétition s’étend sans cesse, exacerbe
les « sentiments modernes » selon Stendhal : envie, jalousie, haine
impuissante, tous aspects de la vanité. Cette « contagion mimétique » stérile
mène au snobisme dépeint par Proust, et aux sentiments contradictoires montrés
par Dostoïevski : pas d’amitié sans envie, d’attraction sans répulsion. C’est
ainsi que l’injonction d’originalité, d’autonomie piège des cercles sociaux de
plus en plus larges. Ce mécanisme mimétique touche également les groupes
sociaux, les nations. Ainsi, les nobles légitimistes du XIXe siècle en sont réduits
à calquer leurs comportements sur les idéaux bourgeois d’austérité, de morale
familiale, de sens de l’économie…
Prendre conscience de ce « piège mimétique » dans lequel
nous nous enfermons me paraît d’autant plus important à notre époque que nous vivons dans une culture - un culte - de la
performance, de la compétition sociale d’autant plus généralisée (sexualité,
croyances religieuses…) que les identités sont incertaines, entrant dans la
même spirale… La course à une consommation de plus en plus symbolique
(on achète du service, du statut, du symbole, les moyens de participer au jeu
social…) crée une spirale bien réelle de destruction des ressources naturelles
et de perturbations de l’environnement.
II – Violence et religion
La compétition mimétique croissante crée des risques de
déstabilisation sociale. Nous voyons bien que tout délit, tout
crime crée un désir de vengeance, appelant elle-même des représailles… C’est
le rôle de l’autorité judiciaire, de désamorcer le cycle des vengeances
privées, en établissant une sanction publique, qui refuse le nom de
vengeance.
Mais comment font les sociétés tribales, dites « primitives
» ? Elles se caractérisent généralement par
- de nombreux tabous, autour du sang, de la sexualité, de
la notion de pur et d’impur…
- des mythes fondateurs parlant de meurtres, de dépeçage,
de jaillissement de fécondité…
- des rites sacrificiels.
Pour René Girard, « Le religieux vise toujours à apaiser la
violence, à l’empêcher de se déchaîner. » Pour cela, il garde vivant, actif le
souvenir d’une crise sanglante ancienne qui a été fondatrice de la culture –
une sorte de « lynchage originel », tout en prenant de multiples précautions pour
éviter un nouveau déchaînement de violence : « le rituel a pour fonction de
purifier la violence ». Les sacrifices, les fêtes, les rites de passage sont autant
de réactivations de ce mécanisme victimaire, de manières de le rejouer et d’impressionner.
Mais le judaïsme puis le christianisme ont apporté un
changement fondamental : ils ont dévoilé ce mécanisme victimaire et refusé que
la religion et donc la culture se fondent éternellement sur le camouflage –
transfiguration d’un meurtre originel. Dans l’épisode de Caïn assassin d’Abel
dans la Bible, Dieu reconnaît le crime, le sanctionne mais il interdit la
vengeance. Ainsi l’attitude de Jésus-Christ qui refuse tout recours à la
violence, même au cours de sa « Passion », quand il en est arrivé à la dernière
extrémité.
Depuis lors, les persécutions n’ont certes pas disparu,
mais elles sont devenues repérables, comme dans le cas des massacres de juifs
accusés d’avoir provoqué la peste noire au XIVe siècle.
A notre époque, la critique de toute une histoire de
persécutions conduit en retour à dénoncer tout pouvoir, toute richesse, et
bientôt toute culture comme intrinsèquement persécutrice. La course mimétique à
la valorisation de son identité prend de plus en plus l’allure d’une
compétition à qui arrivera à se faire reconnaître comme la plus grande…
victime, pour pouvoir revendiquer le plus de prestige, de compensations… voire
de droit à accuser les autres, sinon à les terroriser, les persécuter !
Longtemps, la culture s’est fondée sur la sacralisation de
règles arbitraires et de mythes sanglants pour protéger la société de sa
violence. La civilisation occidentale moderne a accordé place inédite à la
compétition des idées, des désirs de richesse, de pouvoir, prenant le risque de
la violence, y compris de la part des « perdants », des « victimes »…
Saurons-nous inventer des cultures, des identités qui ne s’appuient ni sur la
sacralisation de l’exclusion, ni sur celle de la compétition ?
Pour en apprendre davantage sur internet… les
références à cette pensée ambitieuse et provocatrice abondent. Je vous suggère :
- une notice de Paul-Emile Roy dans l’encyclopie en ligne
Agora (http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Rene_Girard)
- l’article de l’encyclopédie en ligne Wikipedia sur René Girard (http://fr.wikipedia.org/wiki/Ren%C3%A9_Girard)
- un site clair d’introduction à l’œuvre de René Girard (www.cottet.org/girard/index.htm)
- une critique philosophique suivie d'une réplique (http://mper.chez-alice.fr/auteurs/Girard.html)
On trouve même une « Association Recherche
Mimétique » créée en 2006, regroupant des disciples de René
Girard. (www.all-in-web.fr/mimetique)