Depuis
1997, à l’association Le Théâtre de l’Imprévu, nous avions recueilli des
réactions et témoignages de centaines de jeunes, détenus, apprentis, demandeurs
d’emploi au fil d’une vingtaine de créations de spectacles.
En août
2005, je me décide à les relire pour en extraire des citations. Je me souvenais
que dès les premiers spectacles, saisi par la force, la vérité humaine de leurs
paroles, j’en avais rempli fiévreusement des pages de carnets, sous les yeux
éberlués des « comédiens d’un jour », que je sentais tentés de demander : «
Mais qu’est-ce qui vous prend ? Qu’est-ce que vous pouvez bien trouver de si
intéressant à noter ? »
Mais trois ans, cinq ans, huit ans plus tard, trouverai-je autant d’intérêt à
ces paroles ? Un lumineux matin d’août 2005, je me lance dans la relecture.
Jamais sans doute je n’oublierai mon saisissement ce matin d'août parisien baigné d'une lumière méditerranéenne.
« Dans le spectacle, j’ai appris le
travail de mon corps
et mon esprit ensemble. »
« Je me suis dit “ ‘c’est ta seule chance de prouver
aux autres
que tu n’es pas ce que les autres pensent de ce que tu es ” »
« Il fallait le faire pour récompenser
les intervenants de leur acharnement à vouloir nous extorquer ce que l’on avait
de meilleur en nous. »
« Une force est sortie de moi ! J’y
ai pris un plaisir fou ! »
« Avant
je ne voulais pas faire de théâtre. On m’a forcé à faire cela, j’ai transpiré
comme un chien, et maintenant j’en suis sorti. Je n’avais plus de piles après.
Je suis content. »
« J'ai ressenti de la reconnaissance de la
part du public. je savais que c'était bien, mais… j'avais besoin de sentir que
c'était bien. »
« Nous faire applaudir par des personnes comme cela,
c’est bouleversant. »
« J’ai pris confiance en moi. Dans la rue je n’aurai
pas la tête baissée. »
Par
dizaines, par centaines leurs paroles me soulevaient de surprise, d'émotion, m'offraient découvertes et révélations. A mes yeux, une phrase de 1998 les couronnait toutes :
et nous avons reçu en reconnaissance. »
Depuis ce
jour d’août 2005, ces mots ne m’ont plus quitté.
Car ils m'ont fait prendre conscience de ce qu’il y avait de plus profond, de
plus vrai dans cette transformation intérieure, dans cette chance que peuvent
offrir ces projets de « théâtre d’un jour » que nous nous obstinions à
proposer.
Ni professionnels, ni amateurs, souvent comédiens malgré eux,
ils nous arrivaient pleins de peurs et de doutes. Et pourtant, la confiance,
l’engagement, la détermination du metteur en scène les embarquait et les
amenait, jour après jour à se mettre en mouvement, à prendre confiance, à
s’exprimer, à s’engager à leur tour : le metteur en scène était arrivé à ce que
les participants investissent leur énergie dans le projet puis à ce que cette
énergie soit canalisée en force créative et en travail. L’art du metteur en
scène a été de faire prendre à cette énergie la forme d’un spectacle, d’un
échange d’images et d’émotions avec le public.
Et, le spectacle fini, que reste-t-il de plus important à nos comédiens d’un
jour ? Des compétences de comédien pire, l’illusion de devenir comédien ?
Surtout pas ! Plus de facilités à s’exprimer, à communiquer ? Certainement,
mais pas tous au même degré. Un beau souvenir ? Pas seulement. Si les comédiens
ressentent au fond d’eux-mêmes l’enthousiasme spontané, sincère d’un public
surpris d’avoir éprouvé tant d’émotion, tant de plaisir, alors ils goûteront à
ce qui manque le plus à tant d’humains : le sentiment d’être sincèrement
apprécié non pas d’un personne mais d’une foule symbolisant « les autres ». La
reconnaissance.
Les reconnaître pleinement, c’est aussi recueillir la mémoire des spectacles en
vidéo, recueillir leurs paroles, les diffuser, un défi que me lance
paisiblement mais inlassablement cette même phrase :
« En faisant cette pièce, nous avons donné en
énergie
et nous avons reçu en reconnaissance. »
… qui
reste pour moi l’aperçu le plus profond, le plus éclairant sur ce qui se joue
un projet de « théâtre d’un jour ».
Je pense
souvent à son auteur, prénommé Jean, stagiaire longiligne à la couleur d’ébène.
Touché aux cervicales par une chute à la fin du projet, il était venu jouer en
minerve aux Rencontres théâtrales de Bussang en mai 1998 : une chute lui avait
touché les cervicales. Une année plus tard, le metteur en scène s’entend héler
joyeusement « Gérard » dans la rue, à Montreuil, par un grand gaillard qui
ouvrit les bras pour lui faire l’accolade. Heureux de le rencontrer, il lui
expliqua qu’il avait réalisé son projet : travailler comme boulanger. Je
n’ai plus d’autres nouvelles de lui, j’aurais aimé le remercier pour ce cadeau
qu’il nous a fait et dont je n’ai découvert la valeur que plus tard.
Aujourd’hui,
je garde un sentiment d’admiration respectueuse quand je relis les témoignages
poignants et les formules lumineuses que nous ont offerts tant de jeunes ou de
détenus étrangers au théâtre, souvent peu instruits, souvent venus d’ailleurs
et connaissant mal le français… Au sortir du spectacle, moment de vérité, s’il
vous fait confiance, le comédien d’un jour est tellement plein d’émotions, de
générosité, qu’il trouve des mots pour partager ce qu’il a vécu au delà du
langage.
C’est
pourquoi j’aurais honte de dire qu’il s’agit de « donner » accès à « la »
culture à ceux qui se croient étrangers à théâtre. Mais de leur donner accès
à l’expression culturelle, dont la plupart, eux compris, les croient
incapables, sauf peut-être après de longs et fastidieux apprentissages. Non.
Quelques jours seulement, en partant d’abord de qui ils sont : des êtres de
chair en mouvement, vivant de mémoire et de rêves.
Jérôme Spick, 15 décembre 2007
Pour d’autres informations sur ce type d’action théâtrale, voir les sites internet du Théâtre de l’Imprévu (www.theatreimprevu.org) et de Gérard Gallego, le metteur en scène de ce spectacle (www.gerardgallego.org)
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