Sous le titre l’hôtelier de Savoie, l’économiste et
démographe Alfred Sauvy a raconté « la leçon d’économie » qu’il avait un jour
reçue d’un homme « qui n’avait
certainement connu ni la Faculté, ni les Sciences Po »
« Je me trouvais vers 1930, dans un restaurant de Chambéry
et j’écoutais malgré moi la conversation de mes voisins, que je peux
reconstituer à peu près ainsi :
« Mon cher ami, vous devez être très ennuyé ; j’ai appris
que l’on construisait un hôtel juste en face du vôtre, sur le col. Quelle catastrophe
pour vous ! Vous allez perdre à peu près la moitié de votre clientèle ! »
Donc cet homme avait une position de monopole, qui allait
être détruite. Et cependant ce sinistré
de la concurrence n’avait pas l’air si malheureux. Je tendis davantage l’oreille.
« Je ne perdrai pas la moitié de ma clientèle, bien au
contraire. Voilà déjà plusieurs années que je pleure, devant le Conseil
général, pour qu’une ligne d’autobus soit établie. On m’a répondu que je ne
faisais pas le poids. Maintenant que nous serons deux, nous aurons l’autobus et
quand nous serons trois, nous ferons de la publicité. »
Extrait de Mythologie de notre temps, p. 165, paru en 1965 aux éditions Payot.
Pour Alfred Sauvy, l'hôtelier de Savoie était un modèle de disposition d’esprit «
progressiste », opposée à la « malthusienne » dont il ne cessait de pourfendre
la frilosité : « Loin de combler un vide ou un besoin, il arrive bien souvent
que l’objet, le produit ou l’homme crée de nouveaux besoins. L’idée se répand,
un bourgeonnement se produit. Sans cette fructification, nous en serions au
néolithique ou encore plus haut. »
Ce livre a plus de quarante ans, cette anecdote bientôt
quatre-vingt. Je la trouve toujours aussi belle. Aujourd’hui
comme hier sinon avant-hier, beaucoup parlent d’esprit d’équipe, de coordination,
de concertation, voire de participation, de co-construction… tout en dépensant une énergie considérable au quotidien pour protéger son « domaine », son
« territoire », sa « place », au travail, chez soi, dans le
voisinage, etc. Evidemment, les rapports de force, les rivalités, les conflits
sont partout présents ou sous-jacents. Mais la coopération peut être la
stratégie la plus lucide, alors que notre culture de la compétition généralisée
la fait passer pour naïve.
Pour reprendre l’exemple de l’hôtelier, trouver le moyen d’inciter
son ou ses nouveaux concurrents de coopérer, les convaincre, prendre les
précautions nécessaires pour ne pas risquer de déconvenue… voilà une
stratégie plus subtile, plus élaborée que de se mettre en guerre ouverte ou larvée contre un inouveau venu catalogué d'emblée comme un intrus indésirable. Les
attitudes défensives sont souvent signe d’ignorance et de paresse.
Par vieux réflexe, souvent dès les bancs de l’école, de ne
pouvoir compter « que sur soi ».
Par manque d’expérience de coopération réussies.
Par désillusion envers l’entraide habillée de bonnes
intentions, et aux réalités beaucoup moins nobles.
Savoir coopérer efficacement, un beau domaine de réflexion, d’échanges, d’expérimentation, de formation ? A voir tant d'attitudes, on pourrait croire ce domaine est aussi délaissé que l'enseignement du grec et du latin anciens.
L'image de carte postale est extraite de l'article "les grands hôtels, témoins de l'histoire du tourisme" de Mireille Bruston et Philippe Duhamel, (Mappemonde 59; 200,3), consultable sur internet.
La photo de classe de primaire date de 1950. Elle est tirée du site belge "l'école au pluriel" (www.ecoleaupluriel.be)
Alfred Sauvy (1898-1990), démographe et économiste, est connu notamment pour avoir fondé l'Institut National d'Etudes Démographiques (INED) et avoir proposé l'expression "Tiers Monde" en 1952, inspirée du "tiers état" sous l'Ancien régime. Esprit incisif et plume alerte, il a écrit d'innombrables ouvrages. Sa biographie et sa bibliographie sont consultables sur le site du Collège de France.
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