De la lecture de « La danse de la vie », de l’anthropologue américain Edward T. Hall, figure de « l’Ecole de Palo Alto », il y a une vingtaine d’années, j’ai gardé un vif souvenir du récit suivant, qui illustrait remarquablement l’idée centrale de l’ouvrage :
« Dissimulé dans une voiture abandonnée, un de mes
étudiants filma les enfants qui jouaient dans une cour d’école pendant la
récréation.
En regardant ce qu’il avait filmé, il eut d’abord
l’impression de ne rien voir d’autre que des enfants jouant séparément dans la
cour d’une école.
Il passa ensuite le film plusieurs fois, à différentes
vitesses ; il remarqua alors une fille qui bougeait beaucoup et qui ne semblait
intégrée à aucun des groupes d’enfants. Elle se déplaçait dans toute la cour.
L’étudiant l’observa et remarqua que, lorsqu’elle se
trouvait à proximité d’un groupe d’enfants, ceux-ci étaient non seulement
synchrones entre eux, mais aussi avec elle. Il se rendit compte que cette
fille, tout en sautant, dansant et tournant, orchestrait les mouvements de tous
les enfants qui jouaient dans la cour ! L’organisation de ces mouvements
obéissait à une cadence – comme dans un film muet où on voit les gens danser.
Ce rythme lui disait quelque chose. Il commença donc avec
un ami, grand amateur de
musique rock, à rechercher de quelle cadence il
s’agissait. Il ne fallut pas longtemps à cet ami pour prendre une cassette sur
une étagère et la placer dans un magnétophone. C’était ça ! Ils réussirent
au bout d’un moment à synchroniser le début du film avec la musique enregistrée
– un morceau récent de rock – et les trois minutes et demie de film restèrent
alors synchrones avec la musique ! Chaque cadence et chaque image du film
étaient synchrones. »
Extrait d’Edward T. Hall, « La danse de la vie »
Seuil 1984 p. 196-7 Titre original « The Dance of Life » Editeur
original : Anchor Press / Doubleday, New York.
Une cour de récréation ! Bref moment de liberté, de
détente, de défoulement pour des centaines d’enfants, une mer de discussions et
chamailleries, d’agitations, de chants et de cris, de jeux, de bagarres… la versatilité, la maladresse et la faible
force physique des gamins y évitent plus sûrement les accidents que la vigilance
de quelques surveillants... Un petit monde souvent impitoyable qui a d’ailleurs
donné lieu à un documentaire de référence.
Et ce lieu parmi les plus agités, désordonnés, chaotiques
que je pouvais imaginer, voilà qu’Edward T Hall nous le montre comme… un gigantesque ballet inaperçu des gamins–
pardon, des danseurs eux-mêmes.
Une découverte à proprement parler incroyable. Et
bouleversante.
L’auteur raconte que ses étudiants de son séminaire ont eu
du mal à comprendre ce qui s’était passé. Ils se demandaient par exemple si ces
enfants ne fredonnaient pas l’air du morceau de musique. Alors qu’Edward T.
Hall explique que pour lui, « la musique était en eux. Ils
l’apportaient dans la cour de l’école, en eux, en tant qu’éléments de la
culture dont ils étaient membres. » (…)
L’anthropologue développe ainsi : « Le
rythme d’un peuple est vraisemblablement l’élément qui relie avec le plus de
force les êtres humains entre eux. Je suis arrivé à la conclusion que l’espèce
humaine vit dans un océan de rythmes. Certains ne le perçoivent pas, alors que
pour d’autres, c’est tout à fait tangible : ce qui explique pourquoi
certains compositeurs semblent vraiment capables de puiser dans cet océan
(…) » (p. 198)
En relisant ces lignes, je me rappelle avoir entendu que
pour les musiciens indiens traditionnels, maîtres en douceur, en fluidité, en
subtilité des mélodies chatoyantes, la musique classique occidentale résonnait
comme de la… musique militaire. A la grâce unique de leur musique, je trouve
résonance dans celle des gestes, du sourire, de la voix de tant de femmes et hommes du monde indien.
La deuxième moitié du XXe siècle en Occident fut
marquée par l’invasion par les machines de toute notre vie, au travail, dans la
rue, chez soi. Ce fut aussi celui des rythmes binaires du rock’n’roll et de la « pop Music ».
Nouvelle révolution entre la fin du XXe et le
début XXIe siècle : l’explosion du numérique. Presser les
boutons des claviers et télécommandes rythme notre travail et nos loisirs. A ce
moment, une nouvelle musique émerge, la mouvance « techno », qui joue
autour de rythmes répétitifs.
Deux formes artistiques nées dans un esprit contestataire
et révélatrices d’un vécu profond dans nos sociétés.
Musiques, chansons, danses reflètent nos visiblement nos
besoins de rythme, d’expression et d’harmonie. Aujourd’hui la plupart des
adultes, soucieux de leur image de « sérieux » évitent de trop le
montrer mais les enfants le manifestent librement, et les adolescents sous des
formes plus rebelles.
Alors que nous baignons tous dans une mer de rythmes, de
mélodies et d’intensités sensorielles… même si nous sommes éduqués à y prêter
peu d’attention. Quitte à nous harmoniser à notre insu - gagnés par le stress, l’énervement dans un
lieu bruyant et agité, ou soudain apaisés, au contraire, par cette douce rumeur
que nous appelons volontiers le « silence » de la nature ou de la
nuit.
De même que, formule classique, « nous ne pouvons pas
ne pas communiquer », je crois que nous ne pouvons pas non plus être
insensibles à la « musicalité » ambiante. En prendre mieux conscience
pourrait nous aider à mieux choisir où vivre et comment. Et à mieux
« faire avec » un environnement qui nous convient mal, si nécessaire.
Cette prise de conscience m’a fait accepter l’idée d’une
« musique cosmologique » telle que la défend le musicien américain David Hykes, invité dans
For intérieur sur France Culture en mai 2007, surmontant mes craintes
d’un discours « New Age » naïf et planant.
Une cour de récréation est d’abord un lieu bouillonnant de
cette vie, de ce besoin de bouger, de parler, de spontanéité bridé, souvent
beaucoup, pendant les heures de classe. Beaucoup d’enfants dont les enseignants
regrettent volontiers la passivité, la démotivation, se montrent sous un tout
autre jour. Mais ce chaos lui-même renferme des harmonies cachées pour nous
tous qui ne savons pas les voir. Habituellement, seul un grand artiste, ou,
comme ici, un grand chercheur, peuvent nous révéler leur existence.
Et donc que la même cour de récréation est à la fois un
lieu merveilleux et terrible. Comme tous les moments et lieux de vie.
Ce qui me rappelle ces mots de Charlotte Joko, maître zen américaine,ma référence préférée :
« Avec tout le chaos qu’il y a dans nos vies,
le seul moyen d’arriver à quelque chose,
c’est de
le regarder en face.
Ce qui
permet de le voir d’un autre œil. »
« Paradoxalement,
le fait
d’apprendre à vivre avec le chaos apporte une paix profonde.
Mais ce
n’est généralement pas l’idée qu’on s’en fait.
C’est ça,
le merveilleux. »
Extrait de Vivre Zen, Press Pocket 1996, p. 330-1
La première photo, recadrée,
est tirée du site internet de la commission scolaire du Chemin-du-Roy au Canada
français.
Les deux photos des quais du
RER parisien, également recadrées, ont été prises par Jean-Pascal Bezy.
Sur l’émission “For
intérieur”, voir le site internet de France Culture et un billet que j'ai publié le 13 mai 2008.
Jérôme Spick, mai 2008
Cet article de libération d'aujourd'hui en lien "concret" avec Charlotte Joko. Cela concerne la crise du prix du pétrole actuelle.
"Nous sommes tous des enfants gâtés"
Jean-Marc Jancovici est consultant, spécialiste des questions d’énergie et de pétrole. Membre du comité de veille écologique de la fondation Nicolas Hulot, ce polytechnicien a participé au groupe «climat» du Grenelle de l’environnement. Avec Alain Grandjean, il a publié en 2006 Le plein, s’il vous plaît ! ( Le Seuil), un ouvrage iconoclaste et instructif sur la dépendance au pétrole.
Votre grande théorie, c’est que le pétrole n’est pas si cher…
On pourrait presque dire qu’il est gratuit ! Dans notre système économique, on ne compte que le travail humain. Le prix de l’énergie, pour nous, ce n’est que ce qu’on paie à ceux qui extraient, transforment et distribuent une ressource qui était déjà là. Mais on ne paie pas le prix de la constitution de cette ressource. Le contenu énergétique d’1 litre d’essence, c’est le même contenu énergétique que le travail de 10 à 100 personnes sur un jour ! Quand on va devoir produire cette même énergie «à la main», par exemple avec les renouvelables - des énergies très diffuses et moins performantes -, on va voir la différence.
Le problème, c’est qu’en France, on a perdu vingt-cinq ans parce qu’on a cru, après le contre-choc pétrolier, que l’énergie allait rester à bas prix pour l’éternité. On a été nombreux à annoncer la crise actuelle, mais tout le monde s’en foutait !
Y a-t-il une alternative ?
Pas dans les délais impartis.
Et que devient le prix de l’énergie si on ne fait rien ?
Il monte. Mais il ne faut pas le laisser monter tout seul, car ça prend les gens au dépourvu. Si on fait des investissements, on ne va pas les changer tous les trois mois au gré des flambées. Autre problème, si on laisse le prix du pétrole monter tout seul sur le marché, ça va devenir rentable de faire du charbon. On aura donc une énergie chère et un problème de CO2. L’addition, derrière, c’est un bain de sang : récession, émeutes, guerres…
Quelle est la solution ?
Monter artificiellement le prix de l’énergie à la consommation, via la taxation. Ainsi, au lieu de voir l’argent partir chez les autres, il reste chez nous (et on le réinjecte dans la formation, de nouveaux investissements, etc.). En plus, cette hausse des prix dissuadera les gens de consommer...
Vous désapprouvez donc les aides sectorielles ?
Plus on cède à la démagogie et plus dure sera la chute ! Les pêcheurs sont en train de vivre à petite échelle ce qui nous attend tous, quand on sera pris en tenailles entre la raréfaction des ressources naturelles et le carburant plus cher.
Ce qu’il faut faire, c’est créer les conditions dans lesquelles les professions touchées peuvent répercuter les prix sur le consommateur.
Vous ne pouvez pas nier qu’il existe un vrai problème de pouvoir d’achat…
Le train que nos gouvernants ne voient pas passer aujourd’hui, c’est celui de la raréfaction des ressources naturelles, laquelle va forcément impacter les prix. Vouloir augmenter le pouvoir d’achat, c’est un leurre. Comme tout dépend de l’énergie, le pouvoir d’achat va probablement se mettre, dans pas si longtemps, à décroître de manière structurelle, et la bonne question ne sera pas de savoir comment on distribuera les sucettes supplémentaires, puisqu’il n’y en aura pas, mais comment on sauvera la paix et la démocratie dans ce contexte - si cette décroissance se ponctue d’épisodes genre 1929. On vit à crédit. Tout ce que nous consommons aujourd’hui est une facture qui sera réclamée à nos gosses. Les gens ne se rendent pas compte, on est des enfants gâtés !
La crise actuelle n’est-elle pas l’occasion d’une salutaire prise de conscience ?
Si le pic de production mondiale de pétrole est en 2015, voire 2012 comme le prédisent certains experts, il est trop tard pour réagir.
Rédigé par : virginie | 28 mai 2008 à 14:00